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Boulogne-Billancourt : 1011 au musée Albert-Kahn

Par Marie Aschehoug-Clauteaux
Publié le 28 octobre 2025 à 10h35 – Temps de lecture : 7 minutes

Le musée départemental Albert-Kahn, à Boulogne-Billancourt, accueille pour la quatrième édition de sa résidence de création l’artiste 1011. Pendant plus de quatre mois, elle investit la salle des Plaques avec Fleurs de guerre, un projet poétique et scientifique qui interroge la capacité du vivant à renaître après la destruction. À travers une série de dessins de plantes singulières réalisés au crayon de couleur, elle célèbre la résilience de la biodiversité en résonance directe avec les Archives de la Planète, et plus particulièrement avec les autochromes datant de la Première Guerre mondiale.
Les Archives de la Planète, véritable trésor photographique conservé par le musée, rassemblent des images prises aux quatre coins du monde entre 1909 et 1931. Parmi elles, une partie importante documente les régions ravagées par le premier conflit mondial. Albert Kahn, humaniste et pacifiste, considérait cette entreprise comme un outil de mémoire : il souhaitait créer une base de connaissances visuelles permettant de comprendre les transformations du monde et de prévenir de futurs conflits. Ces paysages dévastés, figés sur des plaques de verre, témoignent à la fois de la fragilité de la nature et de la puissance de sa renaissance. Ce double mouvement – destruction et régénération – est au cœur du travail de 1011.
En observant ces images centenaires, l’artiste a été frappée par la façon dont la nature, même blessée, reprend ses droits. De cette observation est née sa réflexion sur les « plantes obsidionales », également appelées plantes de la polémoflore – un terme rare de botanique, venu du grec pólemos (« guerre »), désignant les végétaux qui se sont propagés lors des conflits et des déplacements humains. Ces plantes, déplacées involontairement par les soldats, les animaux ou les machines, se sont enracinées dans des territoires bouleversés. Certaines d’entre elles, nées dans la poussière des batailles, continuent aujourd’hui de pousser sur d’anciens champs de guerre. Ce phénomène, à la fois biologique et symbolique, inspire à 1011 un message d’espoir : même après les pires destructions, la vie persiste.
En dessinant un inventaire sensible de ces plantes obsidionales, l’artiste tisse un lien direct entre la mémoire du passé et les défis écologiques actuels. À l’heure où la planète traverse une crise majeure de la biodiversité, Fleurs de guerre invite à méditer sur la capacité du vivant à se reconstruire. C’est aussi une manière de rappeler que la nature n’oublie rien, mais qu’elle transforme tout – un geste de résistance silencieuse face à la violence des hommes.
Pour donner forme à ce projet, 1011 a choisi un médium modeste et universel : le crayon de couleur. Un outil que tout le monde a tenu un jour entre ses mains, souvent dans l’enfance. En s’appropriant ce matériau simple, l’artiste fait du dessin un acte lent, précis, presque méditatif. Travailler au crayon sur de grands formats semble paradoxal dans un monde où la vitesse domine, mais c’est précisément ce rapport au temps qui l’intéresse. Ses œuvres exigent des heures, parfois des jours de travail patient, chaque trait devenant une forme de respiration. Par la lenteur de ce geste, elle rend hommage au rythme du vivant, à la germination invisible des graines et à la croissance discrète des plantes. Cette approche, respectueuse du temps naturel, entre en résonance avec les préoccupations écologiques contemporaines et renoue avec un art du détail, de l’attention et de la mémoire.
Née en Bretagne en 1970, diplômée en arts plastiques de l’Université de Rennes, 1011 a travaillé pendant trois décennies au musée de Grenoble, où elle dirigeait l’atelier des enfants et menait des actions de médiation pour les publics en situation de handicap visuel. Son parcours témoigne d’une double vocation : celle de transmettre et celle de sensibiliser. Son œuvre s’inscrit dans la continuité des planches naturalistes du XVIIIe siècle, mais elle les détourne pour exprimer une urgence contemporaine : la disparition du monde vivant. En observant et en dessinant, elle cherche à rendre visible ce qui s’efface. Elle est aujourd’hui également en résidence au Muséum national d’Histoire naturelle, poursuivant ses recherches sur les formes de la vie menacée.
Le projet Fleurs de guerre s’inscrit dans une démarche de création en lien direct avec l’esprit d’Albert Kahn. Le banquier philanthrope, né en 1860, avait fondé les Archives de la Planète avec l’idée visionnaire de dresser un « inventaire photographique de la surface du globe, occupée et aménagée par l’homme ». Pour lui, la photographie couleur, alors une innovation, représentait une véritable « empreinte du réel », un moyen de conserver vivants les phénomènes d’intérêt général. Grâce à une équipe d’opérateurs envoyés dans le monde entier, il fit constituer la plus grande collection d’autochromes et de films noir et blanc au monde : des dizaines de milliers de plaques et une centaine d’heures d’images qui témoignent d’un idéal humaniste et universel.
La résidence de création de 1011 se déploie dans la salle des Plaques, un lieu emblématique de ce patrimoine. Cet espace de 54 m2, restauré avec soin, était à la fin des années 1920 le centre névralgique du classement et de la conservation des autochromes. Aujourd’hui intégré au parcours permanent du musée, il permet aux visiteurs d’éprouver physiquement la dimension matérielle et humaine du projet d’Albert Kahn. Depuis 2021, cette salle accueille chaque année une résidence de création de quatre à six mois, ouverte à des artistes ou collectifs explorant la notion d’archive et de mémoire. Les projets retenus s’appuient sur les collections comme matière première et proposent de nouveaux regards sur le réel. Le comité de sélection veille à encourager la diversité des approches, ainsi que la visibilité des femmes artistes dans le champ contemporain.
Dans le cadre de la résidence Fleurs de guerre, le musée départemental Albert-Kahn organise plusieurs rendez-vous publics. Des visites et ateliers en famille, ouverts dès 7 ans, auront lieu les dimanches 7 décembre et 1er février, ainsi que le mercredi 25 février. La clôture, prévue le dimanche 15 mars, sera un moment fort : elle proposera un échange autour des plantes obsidionales avec le botaniste François Vernier, un atelier de plantation de graines de polémoflores conduit par les jardiniers du musée, et une performance musicale de Delphine Coutant inspirée des œuvres de 1011. Ces temps de rencontre permettront au public de prolonger l’expérience du dessin vers l’observation et la participation, renouant avec la philosophie d’Albert Kahn qui voulait faire dialoguer art, science et humanité.
Le musée départemental Albert-Kahn, propriété du Département des Hauts-de-Seine, conserve et valorise l’œuvre d’un homme qui fit de la connaissance et de la paix des missions de vie. Son jardin à scènes paysagères de quatre hectares, véritable microcosme du monde, incarne l’idéal d’universalité et de beauté partagée. Sa rénovation, achevée en 2022 sous la direction de l’architecte japonais Kengo Kuma, a permis d’élargir considérablement ses espaces d’exposition, d’ouvrir le lieu sur la ville et de mieux faire dialoguer collections d’images et paysages vivants. Depuis sa réouverture, le musée a accueilli plus de 600 000 visiteurs, confirmant sa place parmi les grands musées franciliens à la croisée de l’art, de la nature et de la mémoire.
La résidence Fleurs de guerre de 1011 est accessible du mardi 4 novembre 2025 au dimanche 15 mars 2026, du mardi au dimanche de 11h à 18h, dans la salle des Plaques du musée départemental Albert-Kahn, 2 rue du Port à Boulogne-Billancourt. L’accès est inclus dans le billet d’entrée. Toutes les informations sont disponibles sur le site du musée : albert-kahn.hauts-de-seine.fr/.