1. Home
  2. Nos départements
  3. PARIS (75)
  4. AP-HP : réseaux sociaux et santé mentale

AP-HP : réseaux sociaux et santé mentale

Par Assia Bedja
Publié le 17 novembre 2025 à 10h57 – Temps de lecture : 6 minutes

Une vaste étude française, publiée le 21 octobre 2025 dans la revue PLOS Medicine, met en lumière un constat inquiétant : l’usage excessif des réseaux sociaux pourrait être responsable de près de 600 000 cas supplémentaires de dépression chez les adolescents français. Coordonnée par le professeur Nicolas Hoertel, cette recherche a été menée en collaboration avec les équipes du service de psychiatrie de l’hôpital Corentin-Celton (AP-HP), de l’Université Paris Cité, de l’Inserm et de l’Institut de psychiatrie et neurosciences de Paris. Son objectif était d’évaluer de manière précise l’impact des médias sociaux sur la santé mentale des jeunes générations, en dépassant les approches purement observationnelles pour développer un modèle innovant de micro-simulation capable de quantifier ces effets à l’échelle nationale.
Ce modèle repose sur les données démographiques de 18,6 millions d’adolescents nés entre 1990 et 2012, suivis sur la période 2000-2022. Il intègre 95 paramètres différents, combinant les habitudes d’utilisation des réseaux sociaux et des facteurs de risque traditionnels de la dépression, tels que les adversités vécues pendant l’enfance et l’adolescence, la présence de pathologies chroniques, l’inactivité physique, l’obésité ou encore l’usage de substances. Sa robustesse a été validée à l’aide de données prospectives américaines indépendantes, ce qui confère à la simulation un degré de fiabilité élevé. Dans un domaine où les essais cliniques randomisés à long terme sont impossibles pour des raisons éthiques et logistiques, cette approche représente le plus haut niveau de preuve scientifique actuellement accessible.
Les résultats sont frappants. Selon les simulations, l’usage intensif des réseaux sociaux serait associé à 590 000 cas supplémentaires de dépression au cours de la vie de cette génération d’adolescents, avec un intervalle de crédibilité à 95 % compris entre 400 000 et 760 000. Les effets ne se limitent pas à la sphère psychologique : la modélisation estime également 799 décès par suicide supplémentaires et 137 000 années de vie en bonne santé perdues. Sur le plan économique et social, le coût de ces troubles est évalué à près de 4 milliards d’euros, une somme considérable qui illustre l’ampleur du défi pour la santé publique.
Ces chiffres s’inscrivent dans un contexte préoccupant : la prévalence annuelle de la dépression caractérisée chez les adolescents français est passée de 2 % en 2014 à 9 % en 2021, soit une multiplication par plus de quatre en moins d’une décennie. Cette progression est particulièrement marquée chez les adolescentes, plus exposées à la pression sociale et aux comparaisons liées à l’image de soi. Parallèlement, le temps moyen passé sur les réseaux sociaux a explosé, atteignant 2 h 12 par jour en 2021, soulignant une corrélation temporelle entre l’augmentation de l’exposition numérique et celle des troubles dépressifs.
L’étude ne se contente pas de dresser un constat. Elle explore également des pistes de prévention concrètes et chiffrées. Selon les simulations, limiter l’usage des réseaux sociaux à une heure par jour pourrait réduire la prévalence cumulée de la dépression de 14,7 %. Le simple fait de remplacer trente minutes de réseaux sociaux par trente minutes d’activité physique permettrait de diminuer cette prévalence de 12,9 %, tandis qu’un arrêt complet pour les 8,5 % d’adolescents les plus vulnérables pourrait réduire l’incidence de 12 %. Ces données soulignent qu’une action ciblée, même partielle, pourrait avoir un impact significatif sur la santé mentale des jeunes.
Les auteurs insistent toutefois sur les limites de leur approche. La micro-simulation repose sur la durée d’exposition aux réseaux sociaux, sans distinguer le type de contenu consulté ni la nature de l’interaction, qu’elle soit active (création ou partage de contenus) ou passive (consommation seule de flux d’informations). Elle ne permet donc pas d’établir un lien de causalité directe, mais fournit une estimation robuste de l’association statistique entre usage intensif des réseaux sociaux et dépression. Selon le Pr Hoertel, « cette étude représente aujourd’hui la meilleure preuve scientifique disponible sur l’impact potentiel des réseaux sociaux sur la santé mentale des adolescents, dans un contexte où il est impossible de réaliser des essais cliniques à long terme ».
Au-delà des chiffres, cette étude soulève des questions cruciales pour la société. Elle met en évidence l’urgence d’une mobilisation collective pour encadrer l’usage des réseaux sociaux et sensibiliser les jeunes, les parents et les professionnels de santé. Elle plaide pour le développement de programmes de prévention, le renforcement de l’éducation numérique dès le plus jeune âge et la promotion d’activités physiques et sociales alternatives, capables de réduire le temps passé devant les écrans et d’améliorer le bien-être mental. Elle souligne aussi l’importance de repérer précocement les adolescents à risque, afin d’intervenir avant que les troubles ne deviennent chroniques.
Cette recherche a été réalisée dans le cadre d’une collaboration internationale, impliquant la Columbia University (New York), le National Institute on Drug Abuse et Public Health Expertise, sous l’égide de l’AP-HP, premier centre hospitalier universitaire d’Europe. L’AP-HP regroupe 38 hôpitaux organisés en six groupes hospitalo-universitaires et conventionnés avec sept universités franciliennes. Elle est un acteur central de la recherche clinique et de l’innovation en santé en France, avec 25 fédérations hospitalo-universitaires, huit instituts hospitalo-universitaires d’envergure mondiale et quatre sites de recherche intégrée en cancérologie. Ses cliniciens-chercheurs publient près de 11 000 articles scientifiques par an et pilotent plus de 2 500 études en cours, tout en détenant 920 brevets actifs. Labellisée Institut Carnot depuis 2020, l’AP-HP propose aux acteurs industriels des solutions innovantes en santé, tandis que sa fondation soutient patients, soignants et chercheurs autour d’un objectif commun : placer l’humain au centre de la médecine du futur.
En révélant avec précision l’ampleur des conséquences psychologiques de l’usage intensif des réseaux sociaux, cette étude constitue une étape majeure pour la compréhension des transformations numériques et de leurs effets sur les jeunes générations. Elle montre que la santé mentale des adolescents est aujourd’hui confrontée à un véritable défi sociétal et sanitaire, et qu’il est indispensable de développer des mesures préventives concrètes, fondées sur l’éducation, la régulation et l’accompagnement individuel, pour protéger la prochaine génération dans un monde de plus en plus connecté. Les chiffres présentés ne sont pas seulement des données statistiques : ils traduisent un enjeu de société, celui de préserver le bien-être psychologique des jeunes face aux nouvelles technologies et aux réseaux qui rythment leur quotidien.