À l’heure où les colis venus de Chine inondent les boîtes aux lettres, où les soldes s’enchaînent jusqu’à brouiller la notion même de « bon plan », et où les vitrines des centres-villes ferment leurs rideaux plus souvent qu’elles ne les ouvrent, la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) Paris Île-de-France tire une nouvelle fois la sonnette d’alarme. Dans un rapport dense et prospectif, elle dresse le portrait sans fard d’un commerce de proximité en grande souffrance, pris dans l’étau d’une consommation dopée à la nouveauté permanente, à la réduction systématique, et à des prix défiant toute concurrence, mais dont les coûts réels – sociaux, économiques, sanitaires et environnementaux – explosent.
Ce que pointe ce document, ce n’est pas seulement une crise sectorielle. C’est une remise en question profonde de notre rapport à l’achat, au vêtement, à la ville et à la durabilité. Un monde où les tee-shirts à deux euros circulent plus vite que l’information, mais où les commerçants de quartier doivent se battre pour chaque client. Un monde où l’on peut acheter vingt vêtements pour le prix d’un seul, mais où l’on en jette dix sans jamais les avoir portés. Un monde où la mode est devenue une matière aussi périssable qu’une story Instagram.
La métamorphose brutale du marché de l’habillement
L’une des forces du rapport de la CCI réside dans sa capacité à relier les signaux faibles à des transformations profondes. Il y a d’abord cette mutation du marché textile, accélérée par l’irruption de l’ultrafast-fashion. Des plateformes comme Shein ou Temu, quasi inconnues du grand public il y a cinq ans, caracolent aujourd’hui en tête des téléchargements d’applications d’e-commerce. En 2024, elles ont vu leurs ventes progresser de plus de 10 %, et ce malgré les critiques sur leurs pratiques environnementales ou sociales.
Leur recette ? Un renouvellement des collections à un rythme industriel, une hyper-adaptation à la demande grâce à l’IA, des prix bradés à des niveaux qui rendent toute concurrence impossible pour les acteurs traditionnels, et une communication agressive, notamment sur les réseaux sociaux, là où les jeunes générations puisent aujourd’hui leur inspiration.
Parallèlement, les grandes chaînes de fast-fashion, telles que Zara, H&M ou Primark, bien installées sur le territoire, continuent de dominer le commerce de l’habillement. Ce qui relègue peu à peu les magasins indépendants – ceux qui faisaient autrefois battre le cœur des centres-villes – au rang de figurants. Résultat : en dix ans, ce sont 37 000 emplois qui ont disparu dans le secteur. Rien qu’en 2023, la saignée a été de 4 000 postes. Le tissu commercial s’étiole, les vitrines se vident, les artères commerçantes se figent.
La question sanitaire : le revers toxique de la fast-fashion
Mais cette économie du textile low cost n’impacte pas seulement l’emploi et l’urbanisme commercial. Elle soulève aussi une question de santé publique. La majorité des vêtements ultra bon marché vendus en France est produite en Asie, principalement en Chine, dans des conditions sanitaires et réglementaires difficilement vérifiables. Plusieurs études, relayées par des médecins et toxicologues, ont mis en évidence la présence possible de substances chimiques nocives – phtalates, métaux lourds, perturbateurs endocriniens – dans des articles textiles destinés aux enfants comme aux adultes.
Ces vêtements, qui arrivent massivement sans contrôle douanier poussé, échappent souvent aux standards européens en matière de sécurité. Ils posent donc un double problème : d’un côté, ils déstabilisent l’économie du vêtement par leur prix plancher ; de l’autre, ils menacent la santé des consommateurs, en particulier les plus jeunes, souvent la cible première de ce type de produits.
La proposition de la CCI : repenser le commerce et la mode, en profondeur
Pour la CCI Paris Île-de-France, il est urgent de sortir de cette spirale. Et pour cela, plusieurs leviers sont à actionner. D’abord, sur le plan réglementaire. La CCI appelle à une réaction forte contre les dérives de l’ultrafast-fashion. Cela passerait par une taxation immédiate de tous les colis importés de moins de 150 euros dans l’Union européenne – aujourd’hui souvent exonérés –, une surveillance renforcée des contenus contrefaits, et une interdiction de publicité pour ces produits sur les réseaux sociaux, lieux de leur essor fulgurant.
Sur le plan sanitaire, le rapport recommande de mettre en place des tests obligatoires de sécurité et de conformité avant toute mise sur le marché, et de créer un « CICE Prévention Santé », une forme de crédit d’impôt pour inciter les entreprises à adopter des pratiques de production responsables. Il s’agirait aussi de former les jeunes générations aux risques liés aux vêtements toxiques, dès l’école, dans une logique de prévention et d’éducation à la consommation.
Mais l’enjeu est aussi commercial. Il faut redonner aux magasins physiques les moyens de rivaliser. Cela signifie encourager la relocalisation d’une partie de la production textile en France ou en Europe, en soutenant les filières courtes et les matières durables. Cela implique aussi d’inciter les marques à développer des gammes exclusives pour les détaillants multimarques, afin que ces derniers aient une véritable valeur ajoutée à proposer, au-delà du simple prix.
Autre sujet majeur : le calendrier promotionnel. Entre ventes privées, soldes flottants, Black Friday et codes promos permanents, le consommateur ne sait plus quand un achat est réellement avantageux. Le rapport plaide donc pour une refonte du système de soldes, pour lui redonner sens et cohérence. Il propose également de professionnaliser les équipes de vente, en leur offrant des formations sur le conseil, l’accueil, la gestion des réseaux sociaux et l’animation commerciale.
Enfin, la CCI appelle à une refonte fiscale. Aujourd’hui, le commerce physique est nettement plus taxé que le commerce en ligne. Il est urgent, selon elle, d’établir des règles du jeu équitables, qui tiennent compte du rôle social, économique et environnemental du commerce de proximité.
Quelle mode pour demain ?
Ce que ce rapport met en lumière, au-delà des chiffres, c’est une bataille culturelle. Celle du « toujours plus vite, toujours moins cher » contre celle du « mieux, plus durable, plus local ». Il ne s’agit pas simplement de sauver des commerces ou des emplois. Il s’agit de défendre un mode de vie, une certaine idée du tissu urbain, une relation humaine à l’achat. Il s’agit de choisir entre une mode qui se renouvelle toutes les six heures, et une mode qui a le temps d’être portée.
À l’heure où les consommateurs eux-mêmes commencent à se poser des questions sur leur impact, cette réflexion tombe à point nommé. Le rapport « Soldes, promotions, écologie : quel est le futur du commerce de l’habillement ? » n’est pas seulement un constat. C’est un appel à redonner du sens au vêtement, à l’achat, et au commerce.
Reste à savoir si cet appel sera entendu. Car, dans cette course contre la montre (et contre les plateformes), chaque saison compte.