La polémique agite le monde invisible des « dark stores ». Ces « magasins noirs », aux fenêtres souvent opaques, servent à entreposer des marchandises courantes prêtes à être envoyées via Internet, en quelques minutes et à toute heure sur des scooters bruyants, mais aussi des vélos. Leur lieu de prédilection se situe là où la demande est la plus élevée, dans les centres des grandes villes, souvent des rez-de-chaussée d’immeubles d’habitation, à forte densité de population. Pourquoi ? Parce qu’il faut être capables de livrer très rapidement un maximum de monde, aussitôt la commande du consommateur validée sur une plateforme de e-commerce. C’est cet argument qui a fait le succès des start-ups qui se sont lancées dans ce mode de livraison ultrarapide, bien nommé le quick commerce. Il y aurait quelque 200 dark stores en France, dont une bonne moitié dans la seule capitale. Marseille, Lille, Lyon, Nice, Toulouse ou Bordeaux sont également touchées.
Ces entrepôts sont généralement gérés de manière quasi automatisée ; préparation de commandes optimisée (24 heures sur 24 et 7 jours sur 7), expédition non-stop, livraison facilitée et donc clients le plus souvent satisfaits ! Il n’empêche. Le mécontentement est triple : celui des maires agacés par la pollution de ces usines de l’ombre, celui des commerçants traditionnels de quartier qui voient fondre leur chiffre, celui des riverains enfin qui multiplient les vidéos de leur exaspération à des heures où ils sont censés dormir. Cédant sans doute à toute cette pression, le gouvernement a jeté un pavé dans la mare ce 6 septembre : les dark stores ne seront plus qualifiés de commerces, mais d’entrepôts, alors qu’ils sont le plus souvent installés dans des locaux commerciaux… mais sans y être autorisés.
Cette nuance change complètement la donne. Désormais, si un Plan local d’urbanisme (PLU) interdit tel ou tel autre entrepôt, celui-ci pourra être forcé de fermer par la collectivité… ou la justice. Cette pirouette annoncée par la ministre déléguée au Commerce Olivia Grégoire après une réunion avec des associations d’élus et des représentants des métropoles à Paris précède un arrêté qui sera pris ces prochains jours pour dissiper définitivement le flou qui existe autour de ce secteur. Il fallait surtout calmer les villes, comme la capitale qui, en mars dernier, demandait déjà la fermeture de 45 lieux de dépôt « créés illégalement » et qui s’est félicitée de cette annonce ministérielle. « Aujourd’hui sonne la fin de l’ambiguïté (…) Il est temps que les nuisances cessent », a ainsi écrit l’adjoint à l’urbanisme à la mairie de Paris Emmanuel Grégoire.
À un certain moment, il était question que ces magasins soient considérés comme des commerces ou des lieux de restauration (le phénomène similaire des dark kitchen – plats préparés en flux tendu dans des cuisines-entrepôts pour être livrés en quelques minutes – s’est également développé), à condition qu’ils mettent un point de collecte à disposition du public. Mais c’est niet, comme l’a souligné Olivia Grégoire : entrepôt avec ou sans point de collecte, « il n’y a plus de sauf ! ». Ainsi, en pratique, un dark store implanté là où un PLU refuse l’installation d’entrepôts se verra infligé une amende, jusqu’à 500 euros par jour et 25 000 euros par local, tant qu’il ne fermera pas, avec une possible intervention de la police. Une personne morale qui contreviendrait à ce PLU pourra même aller au civil et au pénal. Chaud, chaud devant !…
Les grands groupes comme Amazon ou Carrefour se sont lancés dans la livraison rapide de leurs produits, mais les tenants de ce marché se retrouvent surtout sur les smartphones comme le français Cajoo, les allemands Gorillas et Flink, l’américain Gopuff ou le turc Getir. Or ceux-là sont déjà bien en peine. Getir a licencié à tour de bras en mai dernier, 25% de ses effectifs en France, 15 % en Turquie, des centaines d’employés en Allemagne. La britannique Zapp a fermé quasiment du jour au lendemain laissant ses livreurs dans le désarroi. Il est à craindre que de nouvelles procédures de fermeture ne s’ouvrent bientôt dans les tribunaux, alors que les chiffres d’affaires de ces petits commerces ne sont pas extraordinaires – l’ensemble du secteur vend à peu près les caddies d’un seul hypermarché.
En fait, le débat autour de ces « magasins noirs » interroge davantage le sujet du vivre-ensemble. Les détracteurs du quick commerce ne se bornent pas à dénoncer ses nuisances sonores, mais disent se battre contre une société de la flemme où l’individu finit par vivre entièrement de chez lui, coupé du monde. Enjeu presque philosophique donc qui veut prémunir notre pays d’un modèle déshumanisant sous fond de ville-entrepôt – dernier stade avant la ville-poubelle. Bien contents de les avoir vues se développer en 2020 pendant le Covid et le confinement, on est moins enclins à les supporter aujourd’hui, d’autant que les produits du quotidien sont accessibles en peu de temps dans la supérette du coin ou chez l’épicier. Un peu de marche sans masque ne ferait de mal à personne, bien au contraire.
Si ce décret donne aux collectivités locales un moyen de juguler le phénomène, on craint qu’il annonce sa prochaine disparition. Pourtant, une demande existe, ces magasins ayant précisément une utilité sociale, notamment auprès des personnes âgées et handicapées. Il ne faudrait donc pas les rayer d’un trait réglementaire, mais plutôt s’attaquer à la pénibilité du travail de leurs employés souvent jeunes (lourdeur des sacs) et le rythme qui leur est imposé (vélos débridés). Olivier Klein, ministre délégué à la Ville et au Logement, se réjouissait de la sortie prochaine de ces entrepôts hors des cœurs de ville tandis que Paris annonçait leur installation dans les sous-sols de parkings désaffectés. Un peu plus de paix pour les riverains… et un plus d’attente s’ils ont commandé leurs courses en un clic. En tout état de cause, les acteurs de la livraison ultrarapide qui profitaient de l’absence de législation seront bientôt servis. Sans sac, mais à toute allure.