Le musée départemental Maurice Denis consacre pour la première fois une vaste rétrospective à Henri-Gabriel Ibels (1867-1936), un artiste longtemps éclipsé par ses contemporains mais aujourd’hui reconnu comme l’une des figures majeures des avant-gardes de la fin du XIXᵉ siècle. Formé à l’académie Julian aux côtés de Paul Sérusier, Maurice Denis et des autres Nabis, Ibels se distingue par sa capacité à explorer simultanément plusieurs formes d’expression artistique. Peintre, dessinateur, graveur, affichiste, journaliste, costumier et pédagogue, il refuse de se cantonner à un seul domaine et fait de son art un véritable laboratoire quotidien, où la créativité se mêle à l’observation de la société.
Surnommé « le nabi journaliste », Ibels se fait connaître très tôt grâce à ses dessins incisifs et à son sens aigu de l’observation. Ses œuvres circulent dans la presse et dans l’espace public, commentent spectacles, faits de société et tensions politiques, et lui confèrent une notoriété comparable à celle de quelques maîtres du trait de son époque, dont Toulouse-Lautrec, avec lequel il entretient une solide amitié. L’exposition montre comment il s’immerge dans la vie culturelle de Paris à la Belle Époque : cafés-concerts, cabarets, expositions universelles et scènes populaires deviennent autant de terrains d’inspiration. Il capte autant les artistes célèbres que les anonymes, du duo Footit et Chocolat aux machinistes et musiciens, offrant un témoignage graphique précieux sur la société du spectacle naissante.
L’engagement politique d’Ibels est également mis en lumière. Radical-socialiste convaincu, il prend une part active à l’affaire Dreyfus, fonde Le Sifflet, journal illustré contre l’antisémitisme, et utilise le dessin comme arme citoyenne. Pour lui, le crayon est toujours porteur d’une conscience morale et politique, et son œuvre n’est jamais purement décorative. Cette dimension militante explique sans doute l’ombre dans laquelle il a longtemps été tenu : trop nabi pour certains, trop journaliste pour d’autres, trop engagé socialement pour certains critiques, et pas assez décoratif pour d’autres.
L’exposition retrace aussi ses talents moins connus, de costumier et pédagogue à entrepreneur créatif. À travers sa collaboration avec André Antoine pour le Théâtre-Libre puis au Théâtre de l’Odéon, Ibels produit des costumes d’une exactitude historique rigoureuse et fonde en 1919 l’atelier Ibels au Printemps, mêlant créations sur commande et production pour le grand public. Une partie de ces costumes, conservée au musée Galliera, illustre la diversité et l’ingéniosité de son travail.
La rétrospective adopte un parcours chrono-thématique, guidant le visiteur à travers les multiples facettes de sa carrière. De ses débuts à l’académie Julian à ses années de maturité, l’exposition révèle un artiste total dont la pratique traverse toutes les formes d’expression et toutes les sphères de la société. Les dessins, affiches, illustrations et costumes exposés offrent une lecture inédite d’un créateur qui fait du monde qui l’entoure un matériau artistique, et de l’art un outil pour comprendre, critiquer et embellir la vie.
Ce projet s’inscrit dans la vocation du musée Maurice Denis de valoriser les Nabis oubliés ou relégués à la marge. Après Roussel, Ranson, Rippl-Ronaï ou Lacombe, Ibels reçoit enfin une reconnaissance comparable, soutenue par un important travail de recherche. L’exposition a été distinguée par le ministère de la Culture comme l’une des grandes manifestations nationales de l’année et s’accompagne d’un programme pédagogique ambitieux, notamment pour les collégiens des Yvelines, en partenariat avec la maison Zola, le musée Dreyfus et Cartooning for Peace, afin de prolonger l’exploration de son engagement civique à travers le dessin de presse contemporain.
Après Saint-Germain-en-Laye, la rétrospective sera accueillie au printemps 2026 au musée Toulouse-Lautrec d’Albi, renouant symboliquement le dialogue entre deux artistes qui ont fait du trait une arme de vérité. Dans un monde où art et information sont plus que jamais liés, Ibels réapparaît comme une figure étonnamment actuelle : un créateur qui croyait à la puissance du regard et à la responsabilité de l’artiste dans la cité.
Henri-Gabriel Ibels au musée Maurice Denis
Par Assia Bedja
Publié le 11 décembre 2025 à 18h51 – Temps de lecture : 4 minutes
