À une semaine de la rentrée scolaire, Pap Ndiaye doit résoudre une équation pour le moins épineuse : quand 19 838 candidats au concours d’enseignants ont été admis alors que 23 571 postes sont ouverts, comment mettre un prof devant chaque classe ? Sacré problème de calcul et de conjugaison, entre la promesse plutôt sereine du ministre de l’Éducation nationale et la réalité implacable des chiffres : aujourd’hui, au moins 4 000 postes cherchent preneurs (3 733 dans le public, 279 dans l’enseignement privé sous contrat). La demande d’enseignants est la plus forte dans les écoles maternelles et élémentaires où seulement 83,1 % des postes ont été pourvus contre 94,7 % l’an dernier ; et dans les collèges et lycées, le chiffre n’est pas plus engageant : 83,4 % contre 94,1 % en 2021.
Le plus beau métier du monde ne fait plus recette et encore moins envie, au point où certains admis au concours se sont désistés. En Seine-Saint-Denis, département particulièrement affecté par cette pénurie, on pointe du doigt les conditions de travail dans des quartiers difficiles avec des élèves démotivés et laissés à l’abandon, où on fait la police pour un salaire à peine plus haut que le Smic. Les demandes de mutation sont d’ailleurs acceptées moins d’une fois sur dix… Ce commentaire d’un prof dit tout le malaise de cette tension du recrutement : « Comme personne ne veut venir ici, on a trouvé la solution : on ne laisse pas partir eux y sont déjà. La seule façon de changer de lieu est de changer de métier ! »
Ces problèmes ne sont pas vécus de la même manière selon les régions. À l’académie de Créteil par exemple qui regroupe la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et la Seine-et-Marne, ce sont les élèves les plus petits qui risquent de pâtir de cette pénurie de maîtres et maîtresses : 900 recrutements contre plus de 1 665 postes vacants. Difficulté également au niveau des matières enseignées : peu de candidats en allemand, lettres classiques, physique-chimie ou mathématiques. Ailleurs, on craint des classes sans prof en histoire-géo, hôtellerie-restauration, technologie, psychologie. Dans certaines disciplines du secondaire, le taux de postes libres dépasse 30 %. Le ratio des postes pourvus entre cette année et les trois années précédentes est alarmant : en physique-chimie, 66,7 contre 80 à 100 % ; en maths, 68,5 % contre 84 à 92 % ; en lettres modernes, 83,5 % contre 98 à 100 %.
En déplacement dans le rectorat de Créteil ce 23 août, Pap Ndiaye a reconnu « des difficultés structurelles liées à l’attractivité du métier » mais s’est dit « confiant pour que la rentrée se passe au mieux pour les élèves de [cette] académie et de l’ensemble du territoire ». Levier trouvé par le ministère, l’appel aux contractuels qui représentent aujourd’hui 1 % des effectifs dans le premier degré et entre 8 % et 10 % dans le second degré. La course à ces enseignants embauchés à la volée et qui ne connaissant parfois rien au métier de l’enseignement s’est accru pendant l’été et se poursuit encore. En juin, l’académie d’Amiens (3 % de contractuels recensés) a ainsi reçu à Beauvais 150 personnes, pour des séances de cinq à dix minutes environ, avec un CV en main et une licence – quelle que soit la filière entreprise. Cette rencontre suivait celle de l’Académie de Versailles et précédait celle d’Aix-Marseille.
Dans les métiers de l’éducation – du temps long, de la vocation et de l’engagement –, ces séances expéditives du job-dating ont suscité de vives réactions. « Stupidité absolue », a par exemple déclaré le leader de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon ; « bricolage habituel des rectorats », a commenté Sophie Vénétitay la secrétaire générale du Snes-FSU, premier syndicat du second degré. Pour Guislaine David, co-secrétaire générale du SNUipp-FSU, majoritaire dans le primaire, « il y aura des adultes dans les classes, mais dans certains cas ce ne seront pas des enseignants, et c’est ça qui est inquiétant ! » La formule peut paraître cinglante mais elle traduit bien une réalité : bon nombre de ces recrutés des dernières minutes acceptent ce qu’on leur donne sans rechigner et arriveront devant leur classe sans vraie formation ; certains d’entre eux ignorent d’ailleurs encore dans quel établissement et à quels niveaux ils enseigneront, bref à quelle sauce ils seront mangés. En fait, on voit surtout dans le choix des contractuels une forme de sous-traitance et la précarisation d’un métier qui est déjà bien entamée.
Ces embauches sont ainsi favorisées au motif jamais explicite que les enseignants titulaires sont plus exigeants sur leurs conditions d’exercice, demandent des augmentations significatives de leur salaire, la sécurisation des parcours, la démocratisation de l’accès au métier, etc. À Marseille, on a préféré faire signer des contrats précaires à des jeunes sans expérience alors que des enseignants formés étaient encore sur liste complémentaire. Le recteur de Créteil Daniel Auverlot l’a lui-même indiqué : « Notre politique, ça a été plutôt de fidéliser les contractuels et de les faire passer avant les titulaires. Ce qui en termes de gestion peut sembler un peu contradictoire par rapport aux dispositions de la fonction publique. » Résultat de cette « politique contradictoire » : 900 contractuels fidélisés et recrutés dans le premier degré, 1 400 dans le second. Inadmissible pour les enseignants qui se sentent profondément déconsidérés.
Les cellules de crise mises en place dans chaque académie portent bien leur nom : elles aggravent une crise latente entre les titulaires et leur ministère de tutelle. « La semaine prochaine, les cloches vont sonner, le tout est de savoir lesquelles », raille-t-on. En attendant l’ouverture des portails, les syndicats se plaisent à rappeler que la formation du contractuel à Créteil se résume à deux jours de formation sur sa discipline et deux autres jours sur ses droits et ses devoirs, autrement dit comment agir face à des élèves à qui il faut déjà apprendre à s’assoir… tandis que ce 24 août, le rectorat de Bordeaux relançait sa formule des petites annonces dans la presse locale, déjà testée en juillet. « Devenez professeurs » avec un Bac + 3 minimum et un casier judiciaire vierge. À la clef, un CDD d’un an maximum pour 1 500 € à 2 000 € brut par mois.