Sevran : sur les traces de Kodak

Par Renaud Morelli
Publié le 13 novembre 2025 à 11h44 – Temps de lecture : 5 minutes

À Sevran, c’est une page entière de la mémoire industrielle et sociale de la ville qui se rouvre à l’occasion du centenaire de Kodak. Les 15 et 16 novembre, la Société d’histoire et de la vie à Sevran célèbre cet anniversaire au Préau-Crétier, avec une exposition dédiée à l’implantation des usines Kodak à Freinville en 1925. Pendant plus de huit décennies, le géant américain de la photographie a façonné l’identité du quartier et rythmé le quotidien de plusieurs générations d’ouvriers, de techniciens et de familles sevranaises.
L’inauguration du site, le 18 février 1925, marquait alors une nouvelle ère pour Sevran. Le petit village agricole et industriel voyait s’élever les bâtiments modernes de Kodak Pathé, symbole d’un monde tourné vers la technologie et la lumière. Très vite, l’usine devint un pilier de la vie locale. On y produisait des films photographiques, des papiers spéciaux, des produits chimiques, mais aussi un certain esprit collectif. Kodak fut une véritable école de solidarité et de progrès social : la main-d’œuvre, nombreuse et diversifiée, bénéficiait d’avantages rares à l’époque – primes, congés, mutuelles, œuvres sociales – incarnant ce modèle paternaliste qui liait intimement l’entreprise et la ville.
Autour de l’usine, un quartier entier prit forme. Freinville devint un monde à part, avec ses logements ouvriers, ses commerces, ses associations sportives et syndicales, ses bals et ses grèves. En mai 1968, lorsque la France s’embrasa, Kodak Sevran fut de la partie. Trois semaines d’occupation, des négociations tendues, puis des avancées réelles : des hausses de salaire, plus de congés, une reconnaissance accrue du travail ouvrier. Ces luttes forgèrent une conscience collective forte et la fierté d’avoir fait partie d’une aventure industrielle majeure.
Mais, comme tant d’autres bastions de l’industrie française, Kodak Sevran finit par s’éteindre. L’évolution technologique, le passage au numérique et la mondialisation eurent raison de l’usine. La fermeture, annoncée au milieu des années 1990 et effective en 2006, fut un choc. Des centaines d’emplois disparurent, laissant derrière eux un vide économique et symbolique. Le quartier de Freinville perdit son cœur battant. Pourtant, au lieu d’effacer ce passé, la ville choisit d’en faire un héritage vivant.
Le site dépollué fut progressivement transformé en un grand parc, un espace public ouvert, où la nature a repris ses droits. L’ancien front industriel est devenu un poumon vert urbain, refuge de biodiversité et lieu de promenade. Des projets environnementaux comme Nature 2050 y ont vu le jour, mêlant écologie, mémoire et pédagogie. Les Sevranais y retrouvent aujourd’hui un fragment de leur histoire, sous les arbres et le long des allées où résonne encore le souvenir des ateliers et des sirènes d’usine.
La Société d’histoire et de la vie à Sevran, fidèle à sa mission, a fait de ce centenaire un moment fort de transmission. Son 33e Salon, consacré à Kodak, offre un voyage à travers un siècle d’industrie, de luttes et d’innovations. Les visiteurs y découvrent des photographies inédites du chantier d’installation de 1924, des clichés du quotidien des ouvriers entre les années 1925 et 1940, des objets d’époque – appareils photo à soufflet, bobines de film, étiquettes et publicités – témoins d’un savoir-faire qui fit rayonner Sevran bien au-delà de ses frontières.
Cette exposition s’inscrit dans un projet mémoriel plus vaste. Après une rétrospective à la bibliothèque Albert-Camus et une conférence à l’Université populaire intergénérationnelle, la ville poursuit son travail de transmission auprès des jeunes générations. Les Archives municipales prolongent cette dynamique avec une exposition en plein air, visible jusqu’à la fin du mois le long du parc Kodak. Onze panneaux retracent l’évolution du site, de l’usine florissante à la friche industrielle, puis à l’espace naturel d’aujourd’hui, invitant à une déambulation historique et sensible à ciel ouvert.
Le Salon sera aussi l’occasion de découvrir le nouveau numéro de la revue de la SHVS, consacré à la ligne ferroviaire des Coquetiers et au siècle d’histoire de Kodak à Sevran. Car au-delà de la mémoire industrielle, c’est bien la trame d’une ville entière qui se raconte : celle d’une commune façonnée par le travail, la solidarité et la capacité à se réinventer.
Si Kodak n’est plus qu’un souvenir d’usine, son nom n’a jamais quitté Sevran. Le rond-point George Eastman, baptisé en hommage au fondateur de la marque, rappelle cette filiation. Et la présence du Kodak Express, au centre commercial Beau Sevran et avenue Victor-Hugo, perpétue l’art de la photo sous d’autres formes. Du développement argentique aux tirages numériques, le lien entre la marque et la ville demeure vivant, discret mais tenace, comme une pellicule qui conserve la lumière d’un autre temps.
Cent ans après l’arrivée de Kodak à Freinville, Sevran regarde son passé avec tendresse et lucidité. L’histoire de l’usine, faite de progrès, de luttes et de résilience, dit beaucoup de l’âme d’une ville ouvrière devenue territoire d’avenir.